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- expo : Manga, tout un art ! au musée Guimet (jusqu'au 9 mars 2026)
le 19/11/2025
Les commissaires de l'expo : Didier Pasamonik (éditeur et journaliste) et Estelle Bauer (conservatrice des collections Japon au musée Guimet)
-Le manga : une industrie ? Certainement. Un art ? À n’en pas douter ! : Avec Manga. Tout un art !, le musée Guimet met à l’honneur l’époustouflante créativité de ce mode d’expression longtemps considéré, superficiellement, comme un objet de consommation plus commercial que culturel. L’exposition n’efface pas ce premier aspect, bien sûr très présent et qui a soutenu la diffusion à grande échelle de ces œuvres au Japon comme à l’international, mais elle s’attache également à réinscrire le manga dans une histoire complexe, non seulement sociale et économique, mais aussi culturelle et artistique. Ce faisant, elle met en lumière le talent et la créativité que déploient les mangakas et donne à voir l’extraordinaire vitalité de leurs œuvres, marquées par de foisonnantes et puissantes évolutions graphiques et narratives. En rapprochant les mangas les plus contemporains d’œuvres majeures de l’art japonais ancien, en mettant en regard des statues bouddhiques et des planches originales de manga, des estampes patrimoniales et des publications récentes, en montrant le lien des mangas avec le théâtre, les croyances populaires ou la littérature, l’exposition nous invite à revisiter notre perception de la « bande dessinée japonaise » et à poser sur elle un regard esthétique nouveau. Dans ce contexte, pouvait-on imaginer plus bel écrin pour rendre hommage à ces récits en mots et en images, dans leur amplitude artistique et historique, que Guimet - musée national des arts asiatiques ? Ainsi, par exemple, la place majeure que le manga occupe désormais dans la bande dessinée, ce 9e art si précieux, nous replonge dans une histoire où l’ère Meiji joue un rôle charnière. Pour rendre justice à la richesse de ce patrimoine, l’exposition a été conçue pour se déployer dans ses différents espaces : rez-de-jardin, premier étage (avec une bibliothèque pour s’adonner au plaisir de la lecture) et deuxième étage. Le public jeune y trouvera ainsi de quoi nourrir sa fascination pour le manga. Au-delà, amateurs d’art japonais, ou plus globalement asiatique, et amateurs d’art tout court, pourront aussi comprendre pourquoi ce mode d’expression nous parle aujourd’hui si largement. En contrepoint de Manga. Tout un art !, le musée donne aussi à voir, dans un espace distinct, comment en Europe des œuvres de bande dessinée contemporaine se sont inspirées de l’estampe de Hokusai, Sous la Grande Vague au large de Kanagawa, dont nous présentons nos magnifiques tirages. Parce que, autant le rappeler, faire comprendre les passions est au cœur même de la vie des musées. Les faire comprendre, partager et vivre." - Yannick Lintz, Présidente du musée Guimet.
-Manga, tout un art : Apprentis ninjas, sabreurs d’élite, démons grimaçants, collégiennes magiciennes, lycéens intrépides, robots géants ou créatures fantastiques, les personnages de manga ont fait irruption dans notre culture il y a près d’un demi-siècle et façonnent, depuis, notre imaginaire. Les millions d’exemplaires de ces livres vendus chaque année dans le monde et leurs multiples déclinaisons en anime, jeux vidéo et autres produits dérivés constituent le fer de lance de la pop culture japonaise. L’histoire des mangas est pourtant méconnue. Fruits des échanges entre le Japon et le monde occidental, ils se sont véritablement développés dans l’immédiat après-guerre avec Tezuka Osamu (1928-1989) et Astro Boy, son petit robot futuriste. Des premiers titres publiés dans sa longue histoire jusqu’à L’Attaque des Titans d’Isayama Hajime (né en 1986), les évolutions du manga résonnent avec celles de la société, dans une grande variété de thèmes et de styles graphiques. La relation entre les mangas et la tradition artistique japonaise est souvent passée inaperçue. Pourtant, la créativité des mangakas puise volontiers dans les œuvres de l’époque d’Edo (1603-1868) pour inventer des histoires captivantes et donner vie à leurs personnages, parfois avec sérieux, souvent avec humour. En s’adressant à toutes et tous, profanes comme passionnés de mangas, l’exposition invite à s’émerveiller devant la richesse de la bande dessinée japonaise. Loin d’être un simple produit culturel importé, elle est aussi une forme artistique diverse, complexe et dynamique.
*Une préhistoire du manga : Les mangas sont nés de la rencontre entre le Japon et l’Occident au cours de la période qui s’étend des années 1850 aux années 1920. Le pays s’ouvre aux échanges internationaux après deux siècles de fermeture relative et adopte volontairement la culture occidentale. Les premiers jalons sont posés avec l’introduction de la presse satirique qui se développe alors en Europe puis aux États-Unis depuis le milieu du 19e siècle. Charles Wirgman (1832-1891), un Anglais correspondant de l’Illustrated London News, lance à Yokohama The Japan Punch, destiné aux expatriés. Si la tradition de la satire existait déjà au Japon, sous des formes qui lui étaient propres, le Japan Punch est le premier périodique dans ce domaine sur l’archipel. Le Français Georges Bigot (1860-1927) lui succède en 1887, en créant à son tour le journal Tôbaé (titre en hommage à un genre d’images humoristiques en vogue aux 18e et 19e siècles) qui paraît pendant deux ans.
*Osamu Tezuka, le « dieu du manga » : Osamu Tezuka (1928-1989), le « dieu du manga », est la figure majeure du manga moderne et un pionnier de l’animation japonaise. À la suite du succès de La Nouvelle Île au trésor (1947), il se lance pleinement dans la production de mangas qu’il va révolutionner sur plusieurs plans. Avant lui, les cases étaient généralement conçues comme une scène de théâtre : les personnages semblaient y entrer ou en sortir latéralement. Tezuka, lui, s’inspire du langage cinématographique. Ayant observé la manière dont la caméra saisit les acteurs sous des angles variés, il introduit dans le manga des procédés tels que la plongée, le gros plan, le panoramique ou le zoom. Ces innovations, qui donnent à ses récits une intensité dramatique La tradition du Kamishibaï inédite, remportent un immense succès auprès du public et seront reprises par un grand nombre d’auteurs. Le manga Astro Boy démarre en 1952 et est adapté en anime à partir de 1963, devenant la première série télévisée d’animation japonaise et constituant également le premier succès d’une œuvre de ce type à l’international. Avec Astro Boy, Tezuka pose les bases de l’industrie de l’anime au Japon. Avec Princesse Saphir (1953), il crée le premier grand shojo (littéralement « manga pour filles ») moderne, également adapté en animation. Dans les années 1970-1980, Tezuka s’oriente vers un public moins enfantin et signe quelques grandes fresques : Phénix (1967), Bouddha (1972), Ayako (1972), Black Jack (1973) ou L’Histoire des 3 Adolf (1983). Son œuvre monumentale cumule environ 150 000 pages, plus de 700 titres, plus de 70 anime et un grand nombre d’épisodes de séries télévisées, dont il fut le scénariste, le réalisateur ou le producteur exécutif.
*Du gekiga à Garo : un moment de la « contre-culture » : Le mouvement gekiga (mot japonais signifiant littéralement « dessins dramatiques »), naît à la fin des années 1950. Il fait entrer la bande dessinée japonaise dans l’âge adulte. Forgé par Tatsumi Yoshihiro en 1957, le terme désigne des œuvres exécutées dans un style réaliste et sombre. Tatsumi, lui, s’inscrit dans la continuité du roman noir américain et du néoréalisme italien. Ses récits courts décrivent la solitude, la misère et la banalité du crime dans un style sec et réaliste. Shirato Sanpei, au contraire, transpose la littérature prolétarienne japonaise et le cinéma engagé dans des fresques historiques comme Kamui-Den, où les luttes paysannes deviennent une métaphore des inégalités contemporaines. Tsuge Yoshiharu, figure du magazine Garo, s’inspire de la Nouvelle Vague du cinéma français : il expérimente avec le montage, la subjectivité et l’ellipse, comme dans Neji-shiki (1968), où l’introspection prime sur l’action. Enfin, Saito Takao, créateur de Golgo 13, puise dans le film noir hollywoodien et les thrillers d’espionnage à la James Bond : son héros impassible incarne l’efficacité froide du récit géopolitique, traité avec un réalisme quasi documentaire. Ainsi, le gekiga ne se réduit pas à un style homogène : il est un carrefour où se croisent le cinéma et la littérature modernes, chacun des auteurs en ayant fait un usage singulier, de l’intimisme désenchanté de Tatsumi à l’internationalisation de Saito, en passant par le militantisme de Shirato et l’expérimentation de Tsuge.
*Mizuki Shigeru, le maître des yokai : Élevé dans une ville portuaire du sud-ouest du Japon, Mizuki Shigeru (1922-2015) manifeste très tôt des dispositions pour le dessin. Après des débuts comme auteur de planches de kamishibaïs dans l’immédiat après-guerre, il vit de la création de petits livres destinés aux librairies de prêt de mangas. Au milieu des années 1960, il se lance dans les histoires destinées à des magazines de mangas et fonde sa maison de production afin de répondre aux commandes. C’est le début d’un succès qui ira croissant grâce, en particulier, à son personnage fétiche de Kitaro. Mizuki a élaboré un style personnel et immédiatement reconnaissable. Il mêle dans une même case (ou sur une même feuille) deux partis esthétiques : d’une part, des personnages stylisés mais expressifs, dessinés avec un trait souple, qui penchent du côté des cartoons ; d’autre part, un décor réaliste et détaillé, nourri par la tradition occidentale des beaux-arts dans laquelle il a été formé. Mizuki est un auteur prolifique qui s’est illustré notamment par des récits de guerre et des biographies. Mais c’est avec les yokai, ces créatures fabuleuses du folklore japonais, qu’il acquiert une véritable notoriété. Il en a dessiné près de mille. Dans ce domaine, Mizuki est un pionnier : les yokai deviendront par la suite des personnages centraux de l’univers des mangas.
*Les mangas pour jeunes filles : Le Japon s’est affirmé très tôt comme un producteur important de bandes dessinées destinées à un lectorat féminin. Ces œuvres communément appelées shojo manga (litéralement « manga pour jeunes filles ») sont réalisées principalement par des autrices et abordent des sujets d’une grande variété, sans se limiter aux histoires d’amour : drames familiaux, récits sportifs (en particulier de volley-ball) ou de danse classique, science-fiction, fantasy ou encore horreur dont les shojo manga sont à l’origine. Deux magazines hebdomadaires lancés au début des années 1960 ont joué un rôle important dans leur développement : Margaret, de la maison d’édition Shueisha, et Shojo Friend (« L’ami des filles »), parfois accompagné d’un supplément, Bessatsu Friend, publié par l’éditeur Kodansha. Les shojo manga ont développé une esthétique qui leur est propre : des mises en pages libres et affranchies des cases, des personnages vus en pied qui se déploient sur toute la hauteur de la planche, de grands yeux scintillants. Ces procédés formels sont mis au service d’un rendu subtile de la psychologie des personnages.
*Le triomphe du shonen : Le shonen manga (littéralement « bande dessinée pour jeune garçon ») est aujourd’hui le genre le plus représenté dans l’édition de mangas. À partir des années 1970-1980, le manga devient un phénomène mondial, d’abord télévisuel : Goldorak (1978), puis Dragon Ball, City Hunter ou Saint Seiya dans les années 1980. Ils popularisent l’animation japonaise en Europe. Aux États-Unis comme en France, le film Akira (1988) convertit au manga un public adulte et devient une série culte. Cette diffusion coïncide avec l’essor de la micro-informatique et des premiers jeux vidéo japonais (Nintendo, Sega), qui, comme les mangas, proposent des univers narratifs puissants et exportables. Dans les années 1990-2000, l’intégration transmédia devient totale : One Piece (1997), Naruto (1999) ou Fairy Tail (2006) ne sont pas seulement des mangas et des anime, mais aussi des franchises de jeux vidéo, de cartes à collectionner et de produits dérivés. Leur succès s’explique notamment par la complémentarité des supports : lecture, visionnage, pratique ludique. Dans les années 2010, Demon Slayer (2016-2020) illustre ce modèle global. Son manga, son anime et son premier film (plus grand succès du box-office japonais en 2020) circulent dans un écosystème numérique où streaming, consoles et micro-informatique prolongent l’expérience. La série a aussi fait l’objet au Japon de spectacles de théâtre nô. Ainsi, du choc télévisuel des années 1970 à l’ère numérique, le manga est devenu un incontournable de la pop culture mondiale.
*Figures d’apocalypse : Depuis 1945, l’imaginaire japonais est marqué par des figures d’apocalypse. Godzilla, le film de Honda Ichiro – sorti en 1954 et adapté d’un roman de Kayama Shigeru (1904-1975) – est une métaphore fondatrice : Godzilla est un monstre réveillé par des essais nucléaires dans l’océan Pacifique. Avec Gen aux pieds nus (également connu sous le titre de Gen d’Hiroshima), publié entre 1973 et 1985, Nakazawa Keiji propose le témoignage direct d’une victime de la Bombe, pour qui l’explosion est vécue dans les corps et dans la mémoire. Dans Akira, publié entre 1982 et 1990, Otomo Katsuhiro dépeint un Neo-Tokyo détruit par une explosion qui rappelle la Bombe, et transpose la catastrophe dans un futur cyberpunk où science et politique menacent de tout anéantir. Enfin, L’Attaque des Titans d’Isayama Hajime, publié entre 2009 et 2021, reformule la hantise de la catastrophe à travers l’image d’une humanité menacée d’extermination par des forces colossales.
De Godzilla à L’Attaque des Titans, ces oeuvres partagent la vision d’une apocalypse cyclique. Dans le monde réel, l’accident nucléaire de Fukushima en 2011 a tragiquement rappelé que ces événements ne sont pas le seul fait du passé. À leur manière, ces artistes offrent à leurs lecteurs un image critique de la modernité et proposent une réflexion universelle sur la survie de l’humanité.
*Manga fashion : Né au Japon dans les années 1970-1980 autour des conventions de science-fiction et de manga, le cosplay – pratique qui consiste à incarner par le costume un personnage de fiction – est devenu un phénomène mondial. Longtemps considéré comme un loisir marginal, le cosplay a fini par influencer la mode de luxe, séduite par son esthétique hybride et sa théâtralité. Chez Louis Vuitton, Nicolas Ghesquière a collaboré avec Naoko Takeuchi, créatrice de Sailor Moon, pour une série de vêtements où l’héroïne du manga devient ambassadrice d’un univers à la fois pop et sophistiqué. Gucci, de son côté, a demandé à Araki Hirohiko, l’auteur de Jojo’s Bizarre Adventure, de participer à la création d’une collection. Cette collaboration est en phase avec l’esprit du manga où le dessin des vêtements et les noms des personnages rappellent l’univers de la mode. Avec le Français Julien David, l’approche diffère : les vêtements se couvrent d’impressions issues directement de l’anime Goldorak. La collection transpose ainsi l’icône des années 1970 dans l’univers du prêt-à-porter haut de gamme.
La créatrice japonaise Junko Koshino, elle, ne s’inspire par de titres particuliers, mais de l’univers pop et humoristique des mangas et des animes, comme on peut le voir dans la robe Spike Dress qui évoque les personnages puissants des animes de robots. Yuima Nakazato, lui, crée des silhouettes futuristes puisant dans la tradition japonaise et qui, par certains aspects, semblent sorties tout droit d’un manga, par exemple de yokai.
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