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Le jeu de l’amour et du hasard (jusqu’au 30 décembre)
le 06/09/2025
au
théâtre des Mathurins, 36 rue des Mathurins 75008 Paris (à 19h)
Mise en scène de Frédéric Cherboeuf avec en alternance Dennis Mader, Thomas Rio, Jérémie Guilain, Bryan Schmitt, Adib Cheikhi, Basile Sommermeyer, Mathias Zakhar, Justine Teulié, Camille Blouet, Chloé Zufferey, Vincent Odetto, Balthazar Gouzou… écrit par Marivaux
Voici déjà deux ans que ce « jeu de l’amour et du hasard » tourne en province et notamment à Avignon. Deux ans déjà que « l’émeute », le collectif dirigé par Frédéric Cherboeuf, propose une vision très rafraichissante de ce grand succès de Marivaux dont on peine à croire qu’il a été écrit en 1730, tellement les mots en claquent comme autant de thématiques vives et actuelles. Imaginez donc, sous la plume du fort talentueux Marivaux, l’histoire d’un échange, de costumes certes, mais surtout de positions sociales : pour être sûre de la sincérité de Dorante, son promis, qu’elle n’a jamais vu, Silvia échange son habit avec Lisette, sa servante. Voici donc la dame du monde vêtue d’une salopette et la domestique parée des splendides atours de sa maitresse. Mais, ce qu’elle ne sait pas, c’est que son prétendant a fait de même, avec son valet Arlequin. Voici donc un valet aux manières bien fines et une apparence de gentilhomme plutôt rustaud malgré sa veste de monsieur loyal. Le jeu est ainsi posé, un jeu bien cruel, dont nous, le public, seront les spectateurs, et Orgon le père de Silvia, et Mario son frère seront les arbitres. Une fois la pièce lancée, de manière fort martiale par Orgon, le maitre de céans, la langue riche, exigeante et souvent acérée de Marivaux fuse. Et ce sont souvent les femmes qui ont le verbe le plus affirmé. Silvia ne voit pas l’urgence qu’il y aurait à se marier. Mais on a beau être apparemment une femme un peu libérée, et dire « je ne m’ennuie pas d’être fille », c’est quand même papa qui décide au final. Et papa qui tire les ficelles en éprouvant tant et plus la solidité des sentiments de Dotrante, dont les manières fines et les traits délicats contrastent avec sa mise de domestique. Et le miracle opère : la langue exigeante du XVIIIème est presque intouchée par la mise en scène. C’est le jeu des acteurs qui opère la magie : de la gestuelle des comédiens nait le rire, un rire franc et enthousiaste de cette salle que l’apparente désuétude de la langue ampoulée d’il y a presque 3 siècles ne rebute à aucun moment. On avait vu ce spectacle sur un plus grand plateau, celui des Lucioles à Avignon : le jeu y était fort physique. La petite taille de la scène des Mathurins rend hommage à la densité des intentions rendues par les comédiens, qui sont tous formidables. Comme l’émeute est un collectif, la distribution est tournante. Le soir de notre venue, Orgon (Marc Schapira) était auguste, surplombant l’action comme un maitre de l’horloge et des sentiments, Mario (Vincent Odetto) était diabolique en ambigu, Silvia (Lucile Jehel) tout à la fois faible et forte, amoureuse et douloureuse, Dorante (Adib Cheikhi), séduisant et fragile à souhait, Arlequin (Jérémie Guilain) sautillant tel un zébulon, ridicule et apprêté dans sa veste à sequins. On nous permettra de déclarer ici notre affection particulière pour Lisette (Justine Teulié) qui, véritable soubrette et fausse gente dame, oscille avec finesse entre les deux rôles, les deux positions sociales. C’est un bonheur de spectateur, et un plaisir de critique de voir qu’une pièce de 1730 séduit un large public. Costumes et scénographie sont certes contemporains, quelques très légers aménagements ont été faits au texte, introduisant une chanson par ci, un discours par là mais pour l’essentiel rien n’est changé. Marivaux a écrit ici une pièce dont les thèmes, liberté des femmes, consentement, hiérarchie sociale n’ont pas pris une ride. Le talent du collectif l’émeute a su fournir un écrin à ce « jeu de l’amour et du hasard ». Courez donc voir ce bijou !
Eric Dotter
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